C’est en 1987 qu’ont été proposés aux élèves du gymnase Claparède, à Genève, deux nouveaux cours facultatifs consacrés l’un au monde biblique, l’autre aux religions de l’Orient, essentiellement l’hindouisme et certains courants du bouddhisme.
Ce second cours, que j’anime toujours, réunit une quinzaine de collégiens chaque année, et permet d’approcher le phénomène religieux sur la base de spiritualités complexes, très éloignées, malgré les effets de mode, de nos références occidentales habituelles – monothéistes, rationalistes, laïques -, ce qui contraint l’enseignant autant que les élèves à un effort permanent et souvent problématique de distance et de décentration. Les questions posées en retour sur notre culture et (ce qui reste de) notre univers religieux n’en sont que plus stimulantes.
La méthode de travail adoptée est historique, critique et empathique :
L’objectif est, dans la mesure du possible, de comprendre de l’intérieur un ensemble de croyances, de rites, de pratiques et de comportements. Et cela sur la base de sources traduites en notre langue, aujourd’hui nombreuses et richement annotées : textes sacrés, philosophiques, littéraires, des plus anciens – le Veda, les Upanishad – aux plus modernes – poèmes de Tagore, traités d’Aurobindo, paroles de Ma Amritananda Moyi. A quoi s’ajoutent des cartes, des graphiques, des glossaires, des diapositives, des films, des musiques enregistrées, et les études des grands indianistes français – Louis Renou, Jean Filliozat, Olivier Lacombe, Anne-Marie Esnoul, Madeleine Biardeau -, sans oublier les vulgarisateurs de talent, tels Jean Herbert et Arnaud Desjardins.
Facultatif, ne portant donc pas atteinte au caractère laïque de l’école, ce cours n’a suscité ni réticences ni critiques. Mes collègues, dont certains se sont joints à mes élèves, ont apprécié la nouveauté, et nombreux sont les parents qui m’ont encouragé dans la voie suivie. Parmi les élèves intéressés, j’ai compté un bon nombre d’agnostiques, des incroyants déclarés, des juifs, des chrétiens, et même des hindous, mais aucun musulman. Empirique, ma démarche didactique s’est nourrie de lectures et de rencontres, et s’est affinée au cours des ans grâce au dialogue avec mes élèves. Peut-être sera-t-elle à même de fournir quelques indications sur le contenu d’un enseignement qui paraît à beaucoup indispensable à l’heure où le retour fracassant de l’intolérance contribue à brouiller notre intelligence du phénomène religieux en soi, et des différentes cultures qu’il vivifie ou fossilise
Depuis plus de dix ans, en Suisse comme en Europe, il est question d’inscrire un enseignement relatif au «fait religieux» dans le cadre de l’école obligatoire et laïque. A Genève, plusieurs groupes de travail se sont ainsi efforcés de définir les conditions d’impartialité sinon d’objectivité dans lesquelles promouvoir et développer pareil enseignement, alors que celui-ci commençait à être dispensé dans les établissements fribourgeois et valaisans notamment, fondé sur un remarquable corpus de documents et de fiches de travail, parmi lesquels on mentionnera les publications éditées par ENBIRO (Enseignement biblique et inter-religieux romand).
C’est au mois de septembre dernier que le principe d’un enseignement en ce domaine a été voté par le parlement genevois – les modalités d’application devant encore être précisées. Mais la tâche ne sera pas simple, car le contexte général n’est plus celui de la fin des années ’80 : l’approche du religieux, c’était à l’époque aller vers l’autre pour mieux saisir l’essence et l’expression de sa quête spirituelle ; c’est aujourd’hui chercher à le connaître pour mieux défendre nos valeurs propres. Et les propos comme les attitudes se sont durcis : l’intégrisme, naguère exotique et lointain, est à nos portes, parmi nous, agressif ; et l’athéisme a repris l’offensive, lui qui, hier encore, était ouvert au dialogue argumenté – que l’on se rappelle les échanges de haut vol entre Ernst Bloch et Jürgen Moltmann sur le thème de l’espérance. Triste dérive qui, par un effet de miroir, révèle l’étendue de notre propre désert spirituel et intellectuel : la foi privatisée, invitée à une extrême discrétion ; les arts sacrés sans doute appréciés pour la forme, mais vidés de leur sens profond. Entre la caricature, la haine et l’oubli du religieux, quel débat peut-il y avoir ? Par-delà un enseignement spécifique, c’est bien le lien à soi et aux autres qui est à renouer : le lien à ces convictions qui ont donné un visage à nos destins, et qui ont irrigué des siècles durant les civilisations du globe, pour le pire bien souvent, pour le meilleur parfois…
L’étude de la religion hindoue
a généré dans mon cours un mouvement de va-et-vient significatif, l’Orient et l’Occident s’éclairant mutuellement de leurs incompatibilités et de leurs convergences. Ainsi sur les questions du polythéisme et de l’organisation de la société – pour ne citer que celles-là.
Polythéisme.
Il est peuplé, le panthéon des Hindous, bien plus que celui des Grecs, des Aztèques ou des Incas… Cent mille divinités, à stature puissante ou à profil modeste, très présentes ou trop lointaines, redoutables ou bienveillantes. Dès le Veda toutefois, parole révélée, texte révéré, l’accent est porté sur l’énergie unique qui soutient et sustente le monde sensible – le minéral, le végétal, l’animal, l’humain : brasier d’où jaillissent d’innombrables étincelles, tronc sur lequel poussent d’innombrables branches. C’est «l’Unique au beau plumage», l’Un qui donne force et forme au multiple. Religion populaire – mystique savante, dévotion affective – métaphysique austère, voie large – sentier escarpé : ce passage des dieux familiers au dieu sans nom, on le retrouve dans la Grèce ancienne, dans le Mexique et le Pérou précolombiens.
Monothéisme ?
Ce serait tout confondre : l’énergie une n’est ni le Créateur, ni le Père, ni le Miséricordieux – «elle est», et ne dit pas «tu» à l’être humain. Il n’en demeure pas moins que l’image réductrice du «paganisme hindou» qui s’est longtemps imposée en Occident n’a qu’une pertinence partielle. Une première question, à approfondir.
Organisation sociale.
Les prêtres, les guerriers, les paysans – les célèbres castes de l’Inde, auxquelles s’est ajoutée une quatrième, celle des serviteurs. Hiérarchie symbolique, héritée des Indo-Européens qui s’installent peu à peu dans la péninsule dès 2000-1500. Une hiérarchie également constitutive de notre imaginaire féodal – les trois ordres, encore réels dans la France de 1789. Société sacrale – société laïque, société holistique – société individualiste : une deuxième question, capitale, à approfondir. Et qui en pose immédiatement une troisième, délicate et très actuelle, celle des exclus, des hors-castes – les «intouchables». Le chrétien s’insurge : les humains ne sont-ils pas tous enfants de Dieu ? Le laïc fils des Lumières s’insurge : la déclaration des droits de l’Homme n’a-t-elle pas une portée universelle ? Tout est là : pour un Hindou de caste, ces indignations sont le fait de l’Occident, incapable d’appréhender des us et coutumes différents. Chacun chez soi, pour soi ? C’est pourtant au nom de l’égalité que les hors-castes se mobilisent depuis des décennies contre un système qui les bafoue. Et c’est en son nom qu’un Hindou de caste, Gandhi, a lutté contre cet apartheid religieux… Les ravages de l’européocentrisme ne légitiment pas une injustice, perçue et dénoncée comme telle en Inde même.
D’autres questions
sont abordées dans le cadre du cours : la relation des Hindous à la nature, le statut de l’éthique, le rôle du maître spirituel, la condition des femmes – des veuves, notamment -, la confrontation entre les impératifs de caste et les valeurs démocratiques. Sans oublier le regard des Hindous sur l’Evangile et les Eglises, et le regard des chrétiens sur leur propre foi lorsqu’ils la redécouvrent ou la réinterprètent à la lumière de la sagesse hindoue – que l’on songe à la quête bouleversante du bénédictin Henri Le Saux (1910-1973), jetant de fragiles passerelles entre l’Un et le Christ, hors de toute référence à la religion juive et à la philosophie grecque.
A la rencontre, à l’école de l’autre, nous en apprenons décidément autant sur lui que sur nous-mêmes.
Karel Bosko.
Enseigne à Genève, au Collège et à l’Université (Lettres). Formation en histoire médiévale et contemporaine. Travaux dans les domaines de l’histoire religieuse (hérésies) et politique (résistances non-violentes, essor des Etats-providence). Protestant, lecteur des béguines, d’Eckhart, de Teilhard, de Buber, d’Aurobindo, de Havel. Convictions personnalistes et écologistes.
Cet article a paru dans la revue Itinéraires No 56 automne 2006