L'école entre laïcité d'abstention et laïcité d'ouverture : Paul Ricoeur
Définir la laïcité est au moins aussi complexe que définir la religion. Le Groupe exploratoire n’avait ni les moyens ni la prétention d’y parvenir de façon satisfaisante. Quelques pistes ont déjà été esquissées au chapitre 3.5. Complémentairement et dans une perspective plus politique, le Groupe exploratoire a trouvé éclairantes les réflexions du philosophe français Paul Ricoeur [1]. Avant d’aborder la question de l’école, Ricoeur s’attarde au plan général des rapports entre Etat et société civile et distingue à ce niveau deux acceptions de la laïcité.
D’un côté, la laïcité de l’Etat, qui se caractérise négativement, par la neutralité et l’abstention. La liberté religieuse suppose un Etat qui n’a pas de religion ou pas de position religieuse ; son « agnosticisme institutionnel » implique qu’il n’est ni religieux ni athée. De l’autre côté, dans la société civile, il règne une laïcité positive, au sens de « dynamique, active, polémique », dans l’esprit de la discussion publique. « Dans une société pluraliste comme la nôtre, les opinions, les convictions, les professions de foi s’expriment et se publient librement ». La société pluraliste ne repose pas seulement sur le « consensus par recoupement » (Rawls) nécessaire à la cohésion sociale, mais aussi sur l’acceptation du fait qu’il existe des « différends non solubles ». La laïcité s’exprime dans ce domaine par « la qualité de la discussion publique, en particulier la reconnaissance mutuelle du droit de s’exprimer ; mais plus encore l’acceptabilité des arguments de l’autre ». En référence à l’éthique communicationnelle, quelques critères de l’art de traiter les différends non solubles sont dégagés, tels que « la reconnaissance du caractère raisonnable des partis en présence, de la dignité et du respect des points de vue opposés, de la plausibilité des arguments invoqués. (…) Le maximum de ce que j’ai à demander à autrui n’est pas d’adhérer à ce que je crois vrai, mais de donner ses meilleurs arguments. »
La distinction entre ces deux acceptions de la laïcité est intéressante pour notre propos parce qu’elle permet de clarifier le problème de l’école publique laïque et qui tient au fait qu’elle est placée entre ces deux significations de la laïcité. L’école est en effet tout à la fois partie de l’Etat en tant que service public, et de la société civile en tant qu’elle dispense l’éducation, c’est-à-dire un bien social dont la définition est constamment objet de débat dans une société pluraliste et démocratique. Dans ce sens, l’éducation n’est pas un service public comme les autres, mais une fonction de la société civile déléguée à l’Etat. Le fait même que la Constitution reconnaisse par ailleurs la liberté d’enseignement montre selon Ricoeur que l’enseignement n’est jamais « entièrement défini par la fonction publique ». S’agissant des questions de religion, la situation instable et difficile de l’école publique entre les deux acceptions de la laïcité gagnerait à être d’abord plus explicitement reconnue et clarifiée. Tant qu’elle reste à l’état implicite, elle ne peut en effet être ni problématisée ni gérée ; or, le statut du religieux à l’école laïque doit pouvoir faire l’objet de débat et de négociation au même titre que d’autres contenus. Ricoeur suggère même qu’à l’instar des comités consultatifs d’éthique dans le domaine scientifique, soit instaurée une instance consultative formée de représentants de l’Etat et de la société civile, précisément pour discuter des problèmes de l’enseignement religieux à l’école publique et des cas limites qu’il soulève [2].
[1] Paul RICŒUR, La Critique et la Conviction, Gallimard, 1996 : particulièrement pp. 193-209. L’auteur s’appuie entre autres sur les travaux de Rawls et de Habermas.
[2] dir. Walo HUTMACHER, Culture religieuse et école laïque, SRED,1999, p. 102 (Rapport du groupe de travail exploratoire sur la culture judéo-chrétienne à l’école, 1998)