Article paru dans le journal Le Temps du samedi 17 janvier 2015 Par Caroline Stevan
La religion, un casse-tête pour l’école
En Suisse romande, l’éthique et les cultures religieuses bénéficient d’un enseignement ad hoc et généralement obligatoire. À l’exception de Genève et Neuchâtel. Un enjeu de taille pour lutter contre l’intolérance.
Mardi, quatre professeurs du Lycée Le Corbusier, à Aubervilliers, ont publié une tribune dans Le Monde sous le titre: «Comment avons-nous pu laisser nos élèves devenir des assassins?». «Si les crimes commis par ces assassins sont odieux, ce qui est terrible, c’est qu’ils parlent français, avec l’accent des jeunes de banlieue. Ces deux assassins sont comme nos élèves. Le traumatisme, pour nous, c’est aussi d’entendre cette voix, cet accent, ces mots. Voilà ce qui nous a fait nous sentir responsables. Nous, c’est-à-dire les fonctionnaires d’un État défaillant, nous, les professeurs d’une école qui a laissé ces deux-là et tant d’autres sur le bord du chemin des valeurs républicaines, nous, citoyens français […]: nous sommes responsables de cette situation», écrivent les signataires.
Depuis le massacre de Charlie Hebdo, de nombreuses voix s’élèvent, en France et ailleurs, pour pointer les manquements de l’école en matière d’enseignement religieux. L’écrivain Marek Halter s’en est ému dans nos colonnes: «Je rêve d’une école où le petit Mohammed sortirait fier d’avoir appris que l’islam a produit de grands érudits, de grands scientifiques, qu’il a fait progresser l’humanité. Voilà ce que je dis. Il nous faut, d’urgence, arrêter de faire rimer en France la laïcité avec le rejet des religions. Ce qu’il faut enseigner, c’est le respect.»
Qu’en est-il en Suisse? Dans sa Déclaration officielle du 30 janvier 2003, la Conférence romande des directeurs cantonaux de l’instruction publique, qui chapeaute le Plan d’éducation romand (PER), prône de «prendre en compte et rendre accessible la connaissance des fondements culturels, historiques et sociaux, y compris des cultures religieuses, afin de permettre à l’élève de comprendre sa propre origine et celle des autres, de saisir et d’apprécier la signification des traditions et le sens des valeurs diverses cohabitant dans la société dans laquelle il vit», rappelle Olivier Maradan, secrétaire général de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin. Le PER nomme cet enseignement «éthique et cultures religieuses», son équivalent alémanique parle de «Ethik, Religionen, Gemeinschaft». Concrètement, il revient à chaque canton de décider ensuite des modalités d’application.
À Fribourg, par exemple, les interventions restent «ponctuelles» dans les classes enfantines. Au primaire, les élèves bénéficient d’une heure d’enseignement religieux – du catéchisme assuré par des membres des communautés chrétiennes – et d’une heure d’éthique et cultures religieuses, par les maîtres et maîtresses. Idem en dernière année du cycle d’orientation, contre une heure seulement d’éthique et cultures religieuses en 9e et 10e. En Valais, les petits suivent deux périodes hebdomadaires, puis une seule au secondaire. Dans le canton de Vaud, l’éthique et les cultures religieuses sont discutées ici et là en 1ère et 2e primaires. Elles occupent une période de 45 minutes par semaine de la 3e à la 6e, puis une demi-période de la 7e à la 11e. Le cours est obligatoire depuis la rentrée 2013. «Cette obligation peut faire réagir et les directeurs ont dû quelquefois expliquer aux parents que ces cours étaient désormais vus sous l’angle de l’histoire et de la culture générale. Cela reste un domaine sensible, d’où la décision de laisser à chaque canton la liberté de mettre en œuvre ces leçons comme il l’entend», note Serge Martin, directeur général adjoint de la Direction générale de l’enseignement obligatoire de l’État de Vaud.
À l’exception de Genève et Neuchâtel, tous les cantons romands prévoient un enseignement ad hoc. «Il y a toujours eu une grande tradition de laïcité de l’État et de l’école à Genève. Cela remonte à plus d’un siècle, défend Anne Emery-Torracinta, conseillère d’État en charge de l’Instruction publique. Nous préférons que le fait religieux soit abordé dans le cadre d’autres cours, tels que l’histoire ou la géographie. Cela permet de l’inscrire dans un domaine plus large; l’école n’est pas là pour donner des cours de théologie.» Yves Dutoit et Sabine Girardet, à la tête des Éditions Agora qui fournissent le matériel pédagogique aux cantons romands (lire encadré), réfutent cette position: «La seule manière d’être sûr que cet enseignement soit apporté est d’en faire une discipline à part entière, ce qui n’empêche évidemment pas les liens interdisciplinaires. L’école est en quelque sorte un modèle réduit de notre société dans sa diversité, un lieu où il importe donc d’aborder le fait religieux et de se parler.»
Si les liens sont fortement conseillés et même signalés par le PER pour toutes les branches, la création d’une discipline à part pose évidemment la question de la formation des enseignants. Pour le primaire, le sujet est approché dans le cadre de la Haute École pédagogique. Pour les plus hauts degrés, les professeurs sont tenus de suivre un cursus spécifique. «Plus on a de connaissances, moins on fait d’amalgames. D’où l’importance d’avoir des enseignants formés pour aborder des thèmes aussi délicats. Je suis en train de relire le Coran, que j’ai pourtant étudié. C’est vraiment très compliqué», estime Anne Roland, enseignante de science et histoire des religions au Collège du Bugnon, à Lausanne, précisant au passage que son option est aussi demandée que le sport ou la géographie.
Stéphanie, institutrice dans le primaire, à Genève, abonde: «En tant que bonne Genevoise, j’étais presque contente que l’on ne soit pas tenu de donner ces cours, au nom de la laïcité. Je trouve désormais qu’ils sont nécessaires, mais j’estime ne pas avoir le bagage pour le faire. Le sujet est tellement sensible, je ne voudrais pas dire d’approximation. Au final, c’est toujours cet enseignement-là qui passe à la trappe, faute de temps, ou de peur d’avoir des parents sur le dos.» «Nous n’avons pas besoin d’être des spécialistes, nous sommes dans les grands principes et non dans les détails théologiques, rétorque Anne Emery-Torracinta. L’école doit expliquer que l’islam n’est pas l’islamisme, quels éléments géopolitiques amènent à Al-Qaida, etc. Oui, c’est sensible, mais nous pourrions avoir les mêmes réticences à aborder les idéologies politiques.»
Nathalie, enseignante à Fribourg, constate régulièrement un abandon du cours, en raison surtout de programmes déjà très chargés. Fabienne Stevan, responsable de l’école primaire de Corminboeuf, y tient, elle, énormément. «Nos élèves sont de petits rois. Cet enseignement leur donne des clés pour vivre ensemble, estime la maîtresse. Le programme évoque les récits et les personnages de la Bible, de l’islam, du judaïsme, du bouddhisme et de l’hindouisme. C’est très ouvert, cela permet à chacun de s’y retrouver et c’est l’occasion de discuter de thèmes comme le bon ou le mauvais gouverneur, la place des femmes dans les religions ou encore les différentes architectures.»
Léon Gurtner, ancien chef de Service de la scolarité obligatoire de l’État de Fribourg, évoque aussi «la volonté d’aider à comprendre les mythes, les rituels, les fêtes, d’expliquer le sens et l’importance des moments clefs de l’année». Les plus âgés étudient davantage les textes et les systèmes religieux, ainsi que les phénomènes culturels, sociaux ou d’actualité qui en découlent. La perspective historique est toujours primordiale. «Après le 11 septembre 2001, je rappelais à mes élèves que le mot intégriste a été inventé pour les catholiques et celui de fondamentaliste pour les protestants», soulève Anne Emery-Torracinta.
Article publié dans La Tribune de Genève le 16 février 2018 par Jean Romain, député, philosophe
Le «fait religieux» à l’école, un casse-tête
Plusieurs raisons se conjuguent pour expliquer la déperdition de culture religieuse. Tout d’abord, une crise dans l’enseignement, depuis les années 1960, de la culture classique porteuse de références aux mythologies gréco-latines ainsi qu’aux textes bibliques, et une crise de la transmission familiale et paroissiale de la religion avec une baisse de la socialisation religieuse des jeunes, puis l’apparition d’autres religions qui ont relativisé les valeurs historiques.
Nous assistons à une profonde déculturation religieuse
Le résultat est une profonde déculturation religieuse. Depuis 1994, la question de l’enseignement du «fait religieux» occupe les esprits, et cela fait l’objet de discussions au Grand Conseil. Chassé de la nouvelle loi sur l’instruction publique, le thème est aujourd’hui repris par la loi sur la laïcité, qui sort de commission. Reste que l’analphabétisme religieux favorise les peurs, les exclusions, les dérives sectaires, puisque nulle ignorance n’est utile. De ces vingt-cinq années de discussions, de commissions, de groupes de réflexion et de rapports divers, il ressort deux éléments centraux:
1. D’une part, le contexte de laïcité de l’école genevoise: c’est dans ce contexte que la présence des pratiques, des croyances religieuses ainsi que des références historiques et culturelles liées à la religion devront s’inscrire dans l’école publique du canton, et cela dans le but de permettre aux élèves d’interpréter et de comprendre la société dans laquelle ils évoluent. Qu’ils le veuillent ou non, il existe des cathédrales, de la musique sacrée, du gospel, des mosquées, des synagogues, des poèmes, etc. C’est un fait objectif. Ce «fait religieux» interpelle.
2. D’autre part, il n’est pas question d’instaurer un cours spécifique d’enseignement des religions ni donc d’instaurer une nouvelle discipline. Plus modestement, il s’agit de faire prendre conscience d’une constante des sociétés humaines. Cet enseignement sera intégré, via l’étude de textes fondateurs, aux disciplines qui peuvent l’accueillir. On songe à l’histoire, la géographie, le français, le latin, l’art, l’instruction civique, par exemple.
Si tout le monde est d’accord qu’un élève ne devrait pas sortir de l’école obligatoire sans avoir entendu parler des faits religieux, la manière de l’enseigner est plus délicate. En effet, le risque est le prosélytisme. Le sujet est ainsi devenu politique. Il faut donc que ce ne soit pas un agent extérieur mais bien des professeurs de l’école qui assurent ce travail et, de préférence, plusieurs professeurs afin d’éviter toute suspicion. Mais alors puisqu’il n’y aura pas de discipline dévolue à cet enseignement, comment former les enseignants à cette transmission? La question est délicate et rien n’est encore clair à ce sujet, d’où l’éveil de craintes nouvelles. Reste qu’une approche raisonnée des religions comme faits de civilisation est nécessaire car il faut briser le silence prudent que respectent la plupart des enseignants par crainte de déborder sur des domaines explosifs. Et la question qui se pose aujourd’hui est celle de savoir si nous cautionnons une politique de vœux pieux sans grande incidence concrète d’un DIP assoupi dans sa zone de confort, ou si de réels changements sont possibles avec une vraie volonté politique.
C'est comment ailleurs?
France
Dès la maternelle, la religion infiltre la vie scolaire et défie l’application de la laïcité. C’est le résultat alarmant de cette enquête de terrain menée partout en France auprès des enseignants et personnels de l’Éducation nationale. Un tableau spectaculaire qui devrait alerter l’opinion publique et les autorités, relançant débats et polémiques.
Dès la maternelle, la religion infiltre la vie scolaire et défie l’application de la laïcité. C’est le résultat alarmant de cette enquête de terrain sans a priori menée partout en France auprès des enseignants et personnels de l’Éducation nationale, depuis les “dames de cantine” jusqu’aux hauts fonctionnaires du ministère.
Avec les élèves de toutes confessions, les micro-conflits sont quotidiens, les graves incidents fréquents : salles de prières clandestines, livres retirés des bibliothèques, contournements de la loi sur les signes religieux, absences liées aux cultes, conflits à la cantine, dispenses de sport… Les contenus des enseignements – comme la Shoah ou la théorie de l’évolution – sont contestés. Les textes ou musiques d’inspiration religieuse deviennent délicats à étudier, tout comme la représentation des corps en art. Chaque jour, des professeurs argumentent face à ces mises en cause. D’autres préfèrent renoncer.
Après avoir longtemps fait l’autruche, l’institution réagit enfin : recensement plus systématique des incidents, soutien aux profs, meilleure formation des futurs enseignants… De même, elle encourage de multiples initiatives avec l’aide du milieu associatif. Cette mobilisation sera-t-elle efficace ?
Un tableau spectaculaire qui devrait alerter l’opinion publique et les autorités, lançant débats et polémiques.